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Recontre
de deux grands Vaudois
Urbain
Olivier et Frédéric Rouge
par
Alphonse Mex
La famille du peintre
Rouge a le culte du souvenir. Elle a réuni ce qui reste de pièces
intéressantes, objets, portraits et documents ayant trait à
la vie et à l'oeuvre de l'artiste et susceptibles d'en donner quelque
reflet. Parmi ces témoignages, il en est un qui a retenu particulièrement
mon attention parce qu'il associe dans un même cadre les figures
attachantes de deux hommes de notre terre qui ont fait honneur au pays
: un vieil écrivain et un jeune peintre, l'un et l'autre Vaudois
de souche et de tempérament différents sans doute à
plus d'un point de vue, mais dont la rencontre a eu d'heureuses conséquences
pour la carrière du peintre et nous vaut aujourd'hui la consultation
d'une quarantaine de lettres d'Urbain Olivier à la famille Rouge.
A propos d'un portrait
La correspondance échangée entre le romancier - alors octogénaire
- et les parents du jeune Frédéric Rouge, à Aigle,
âgé de 21 ans, a débuté à l'occasion
d'un portrait. Le peintre, revenu de Paris, cherchait un modèle
bénévole qui voulût bien poser pour une oeuvre destinée
au Salon de 1888 et il avait sollicité pour cela Urbain Olivier,
dont le nom avait acquis un certain prestige littéraire au pays
de Vaud.
Nous apprenons par une lettre d'Urbain, datée de Givrins le 27
juillet 1886, en réponse à une demande de M. Samuel Rouge,
à Aigle, père du peintre, que cette offre fut d'abord poliment
déclinée. L'écrivain ne paraissait pas précisément
convaincu de la valeur du jeune artiste pour donner suite à ses
avances. Il restait sur une prudente réserve. Mais le père
Samuel était revenu à la charge puisque, le 19 août,
Urbain lui écrivait : " L'insistance de votre fils me touche."
Enfin, le 28 août 1886, nouvelle lettre dans laquelle l'écrivain
explique que son fils est allé voir le portrait du père
du peintre (aujourd'hui au Musée de Lugano), qui était alors
exposé chez Wenger, place Saint-François, à Lausanne.
" Un talent qui annonce de l'avenir ", disait ce dernier. Et,
au surplus, la Gazette de Lausanne en parlait élogieusement. En
conclusion, Urbain Olivier se déclare d'accord et invite Frédéric
Rouge à venir à Givrins tout de suite. Il ajoute : "
Mon fils pense qu'on pourrait me représenter écrivant dans
mon cabinet."
Cause gagnée
!
Une lettre du 1er septembre nous apprend que Rouge est attendu à
Givrins le 12 et qu'on ira le chercher en char à la gare de Nyon.
Il en profitera pour s'arrêter à la Colline, avenue Davel,
à Lausanne, chez le fils Olivier pour y voir une grande photographie
de son modèle ainsi qu'un portrait au crayon de la première
épouse du fils Olivier, portrait signé de Gleyre "
et qu'on dit être un chef-d'oeuvre de dessin ".
Nous continuerons par quelques citations extraites des lettres d'Urbain,
qui se succèdent dès lors avec régularité.
Elles présentent un intérêt particulier en ce sens
qu'elles dépeignent assez bien le caractère de ces deux
hommes, différents d'âge, dissemblables de goûts -
sauf pour la chasse et la pêche - mais tous deux sincères
et animés d'un grand idéal.
Rouge et la nature
Il en résulte à première vue que Rouge aimait à
errer dans la nature et que les randonnées champêtres et
alpestres convenaient à son tempérament ; il en profitait
pour exercer ses dons d'observation et satisfaire sa curiosité
naturelle. Tireur d'élite - et carabinier comme il se devait -
il s'adonna très tôt à la chasse et lui resta fidèle
aussi longtemps que l'acuité de sa vue et la sûreté
de son pied le lui permirent. La pêche lui procurait aussi une agréable
détente en même temps que de nouveaux horizons. L'artiste
trouvait dans ces vagabondages quotidiens des inspirations fécondes
et menait ainsi de front sa vocation picturale et les sports qu'il chérissait.
Nous relevons à ce propos dans la lettre du 14 septembre 1886 d'Olivier
au père Rouge :
" Soyez persuadé que nous veillerons à ce qu'il ne
commette aucune imprudence. Quant à la pêche, il ne peut
en être question tant que notre ruisseau ne sera pas gonflé
par une semaine de pluie abondante ; et encore, il est très difficile
d'y trouver quelque chose lorsque l'eau est grande. La rivière
est épuisée ; de misérables garnements ont plus d'une
fois détourné le cours du ruisseau pour prendre à
la main les truites qui ne peuvent alors leur échapper. Si votre
fils fait des courses dans les environs, nous veillerons à ne pas
lui laisser boire de l'eau glacée...
Quant à la pose pour le portrait, nous laisserons faire l'artiste...
En tout cas, je préfère qu'il ne me mette pas en noir ;
un vêtement gris foncé et libre va beaucoup mieux avec mes
habitudes journalières. "
Entre temps, F. Rouge est arrivé sur place et a travaillé
au fusain ; il fera le portrait en deux fois.
" Frédéric
a bien travaillé "
Le 24 septembre 1886, U. Olivier écrit à Samuel Rouge, père,
que Frédéric a bien travaillé et qu'il s'est promené
le long du ruisseau, qu'il fera le portrait de Mme Krieg à Lausanne,
et logera pendant ce temps chez le fils Olivier, à la Colline.
Le 2 octobre, il envoie, de Lausanne, un mot à " son cher
Frédéric " pour le prier de le rejoindre à Nyon.
Et il ajoute :" Il y a encore des pruneaux au verger et le raisin
mûrit à La Côte. "
Le 10 octobre, Urbain Olivier écrit à Samuel Rouge, père
:
" Votre fils étant plutôt disposé à lire
qu'à écrire, c'est moi qui prendrai la plume pour vous donner
de ses nouvelles... Frédéric est en bonne santé,
toujours porté de bonne volonté pour le travail, et enchanté
de pouvoir exploiter les bords de notre ruisseau lorsque le jour baisse
dans mon petit cabinet. Malheureusement, la pêche a fini hier et,
maintenant, le jeune peintre devra se contenter d'une promenade aux environs,
dans les bois ou dans les villages voisins du nôtre. Il a joliment
avancé le portrait, dont la ressemblance est frappante, au dire
de quelques personnes qui ont pu le voir. La tête est à peu
près finie, sauf les yeux qui n'ont pas encore l'expression désirée
par ma femme. Il lui faudra du temps pour achever les mains ; quelques
heures, dit-il, seront suffisantes pour le vêtement... Entre temps,
il lit un de mes volumes dans lequel il trouve des choses qui l'intéressent.
Mes Récits de Chasse et les Matinées d'automne ont occupé
ses loisirs cette dernière semaine. Je crois qu'il est nécessaire
qu'un vrai peintre lise beaucoup de bons et honnêtes ouvrages, mais
non ces romans français, oeuvres d'auteurs qui se plaisent à
mettre en scène le désordre des moeurs dans les familles,
toutes choses qui faussent l'esprit et corrompent les jeunes imaginations.
Chaque matin, après notre déjeuner, nous lisons quelques
passages de la Bible, suivis d'une courte réflexion, et je termine
ce culte de famille par une prière. Votre fils assiste volontiers
à cette demande de secours d'En-Haut pour la journée, et
nous allons ensuite, lui, prendre ses pinceaux, moi, m'asseoir sur la
chaise de pose, ayant une plume d'oie dans la main droite...
"Votre fils a reçu un beau don, un talent qui doit être
employé d'une manière sage et fidèle, pour son propre
bien et, comme toutes choses, à la gloire de Dieu."
Le portrait est
enfin terminé
D'autres lettres de Givrins nous apprennent que le portrait est enfin
terminé, après trois semaines de travail, et que le peintre
a été demandé pour faire les portraits de M. et Mlle
Lagier, de Perroy, de Mme Hahnemann, de M. Durand et de M. Bezencenet,
de Lausanne.
Significatives du tempérament plutôt rêveur et contemplatif
du jeune Frédéric, ces lignes du 15 novembre 1886 adressées
à Mme Samuel Rouge, à Aigle :
" Il m'a promis de m'écrire, bien qu'une lettre soit pour
lui comme une montagne à escalader. "
Et celles-ci, du 25 novembre :
" Hier soir, le brave garçon m'écrit une page et demie,
très gentiment ; mais il m'avoue qu'il lui a fallu un terrible
effort pour en arriver là et qu'il est incapable d'allonger davantage...
"
Puis, les lettres de décembre font état des critiques avantageuses
de L'Estafette (ancienne Tribune). Mme Pellis-Bérangier veut demander
au peintre de faire le portrait de sa fille, âgée de 18 ans.
On a enregistré avec satisfaction l'opinion flatteuse de Bocion
et de Bischof à propos du portrait d'Urbain, exposé dans
la vitrine du magasin Wenger, place Saint-François, à Lausanne
; " c'est même quelque chose de très fort " , ont-ils
déclaré. D'une lettre d'Urbain Olivier à " son
cher Frédéric ", datée du 23 décembre
1886, farcie de détails sur la vie à Givrins, extrayons
ces lignes au sujet du fameux portrait destiné à être
exposé à Paris : " M. Wenger, dit-il, a été
très content de votre peinture ; il s'attend à ce que les
Parisiens diront, en la voyant : " Quel est ce vieux bonhomme dont
les mains sont fortement charpentées ? " Il est bien possible
qu'on se moque un peu du modèle, parce qu'il tient une plume dans
une main faite pour manier la pioche et non l'outil léger qui transmet
la pensée. "
Les recommandations
de l'écrivain à son jeune ami
Le vieil écrivain ne manque pas de faire des recommandations à
son jeune ami : " Profitez, lui dit-il, de ce temps de repos chez
vos parents pour faire des lectures agréables qui augmentent votre
instruction. Tâchez, si cela vous est possible, de rompre avec votre
horreur d'écrire. Un artiste doit pouvoir tenir la plume aussi
bien que le pinceau. Vous dites que c'est contre votre nature : non, c'est
contre vos goûts actuels, et peut-être y a-t-il, sans vous
en douter, un peu de paresse d'esprit dans la disposition dont vous me
parlez. Vous savez que Michel-Ange était tout à la fois
peintre, sculpteur, architecte et écrivain. Le compositeur Mendelssohn
a aussi écrit de charmantes lettres qu'on a publiées depuis
sa mort
Vous voyez que je vous parle avec une grande liberté,
comme si nous étions dans mon cabinet... A l'heure qu'il est, je
suis encore étonné d'avoir consenti à poser une soixantaine
de fois, moi qui avais d'instinct, pour le métier de modèle,
la même aversion que vous pouvez avoir pour écrire. Et pourtant,
vous êtes le premier à dire que je m'y suis vite fait !"
La correspondance du romancier de Givrins reflète un peu tous les
aspects de la vie de son temps. Elle n'oublie aucun des détails
chers au peintre. Ainsi, dans une longue missive du 22 novembre 1886,
il relève, entre autres : " J'ai aperçu vers le pont
de Trélex une jolie truite en plein courant... Rien de nouveau
à signaler à Givrins. Mais oui, pourtant : M. Neyroud, le
régent, est fiancé avec l'aînée des filles
de Mme Brélaz. "
Frédéric
Rouge à la caserne
Il est aussi question du temps passé à l'école de
recrues, à la Pontaise, par le carabinier Frédéric
Rouge, et plus spécialement des visites qu'il fit, durant cette
période de 45 jours, à son vieil ami Urbain Olivier. C'était
au mois de mai de l'an 1887. Dans une lettre adressée à
Mme Rouge, mère, à Aigle, il est dit notamment :
" La visite que nous a faite votre fils nous a fait plaisir. Nous
l'avons trouvé exactement le même que l'année dernière
pour le caractère bon enfant, content de tout et parlant peu. La
vie militaire n'est pas son élément naturel et il sera,
je crois, bien content d'avoir fini cette école. Des amies de ma
fille m'ont écrit de Paris qu'elles trouvent le portrait excellent.
"
Le 5 juillet 1887, U. Olivier écrit à " son cher Frédéric
":" Si cela peut vous intéresser, je vous dirai que je
viens de mettre sur le papier, en un mois de travail, 500 pages. Il faut
maintenant y faire les retouches nécessaires et les copier. Voulez-vous
le faire à ma place ? ... Je crois que cela vous conviendrait autant
que s'il me fallait faire votre portrait. J'ai copié l'article
qui vous concerne dans Le Moniteur ; il vous fait honneur. M. Eug. Burnand
a vu le portrait. Il dit que la ressemblance est bonne, mais qu'il aurait
fallu une toile plus grande. "
Et cela continue ainsi pendant des mois, jusqu'à la date du 15
janvier 1888. Pouvait-il y avoir entre ces deux hommes d'autres sujets
de discussion que l'art et la pêche ! Et les bons conseils dont
le vénérable romancier de la terre vaudoise parsemait ses
amicales épîtres à celui qui devait devenir l'un des
meilleurs peintres de cette terre !
Les dernières
lettres d'Urbain Olivier
Les dernières lettres d'Urbain Olivier révèlent chez
lui un état de santé précaire. Le 24 juillet 1887,
notamment, il se plaint de " tiraillements dans le cerveau ",
mais en même temps il rend grâce à Dieu de ne pas avoir
d'infirmités. Il fait allusion par ailleurs au tir fédéral
en ces termes :
" Est-ce que, en votre qualité de carabinier, vous irez y
gagner une coupe ? La fête sera splendide si le beau temps continue
mais cela ne lui ôtera pas son caractère un peu payen sous
sa couleur démocratique. Ce ne sont pas les fêtes qui sauveront
la patrie au jour du danger. Alors, on ne prononcerait pas tant de ces
discours ronflants, on ne porterait pas des toasts empreints de radicalisme
(sic, c'était l'époque des grandes luttes entre libéraux
et radicaux) et on ne boirait pas des vins d'honneur dans des coupes de
vermeil... "
En ce temps-là, on remarquait à l'exposition de Genève
un portrait du Dr Brot, signé de Rouge. Olivier félicite
le peintre. Il en profite pour lui recommander encore de consacrer plus
de temps à des études d'histoire et de littérature.
Le 13 août 1887, il écrit : " Nous venons de mettre
à la cave les 14 bouteilles d'Yvorne que nous avons acceptées
avec reconnaissance, etc. "
Le 9 septembre, il signale que son ami Rognon a pris, avec ses deux garçons,
" une trentaine de truites en deux ou trois fois ".
Une autre fois, il s'agit d'un volume d'Urbain, qui va sortir de presse,
et qu'il offrira à ses amis d'Aigle ; " mais cela ne vaudra
pas le vin d'Yvorne ", ajoute-t-il.
Le 21 décembre 1887, enfin, le " vieux solitaire de Givrins
", - comme il s'intitule lui-même - écrit à Mme
Rouge pour lui donner des nouvelles de Paris : " Mon fils nous écrivait
qu'il n'avait rien vu à cette exposition qu'il eût vraiment
remarqué, excepté les oeuvres de M. Burnand et celles de
votre fils. "
Relevons encore ce passage : " Nous allons bien, grâce à
Dieu, pour des époux qui ont célébré il y
a huit jours le 55e anniversaire de leur mariage. "
Les succès
du peintre à Paris
La dernière communication d'Urbain Olivier date du 15 janvier 1888
; elle apporte au peintre ses félicitations à propos du
grand succès qu'il venait d'obtenir à Paris. " Je pense,
écrit-il à la fin, que vous allez bientôt reprendre
votre ligne et retourner à la pêche dans la Grande-Eau."
Puis, c'est une carte postale du 22 février de la même année,
dans laquelle la fille de l'écrivain écrit à Mme
Rouge :
" La faiblesse de mon pauvre cher père a tellement augmenté
que nous devons renoncer à toute illusion et nous préparer
à une prochaine séparation. "
Le vieil
écrivain et le jeune peintre d'alors, ayant tous deux accompli
leur tâche, sont aujourd'hui dans l'Au-delà ; mais ils nous
ont laissé des oeuvres qui sont d'authentiques témoignages
de leur temps.
Si les types d'Urbain Olivier se sont mués en héros de Ramuz
ou de Benjamin Vallotton, les modèles de Frédéric
Rouge n'ont point encore totalement disparu ; peut-être que les
braconniers se sont fait plus rares et le gibier moins abondant et que
la montagne elle-même a pris un aspect plus moderne, avec ses télésièges
et ses hélicoptères...
Mais l'un et l'autre ont représenté la terre vaudoise telle
qu'elle était. Et c'est le plus bel hommage qu'on puisse leur rendre.
Alphonse Mex
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