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Courrier
de Vevey et de la Tour-de-Peilz du 27 novembre 1912
Un chef-d'uvre
Nous
sommes allés, bien qu'un peu tard, contempler à notre tour
le tableau intitulé " Le Cimetière d'Ollon " *)
, que son auteur, M. Frédéric Rouge, à la fois si
connu et si aimé, a eu l'excellente idée d'exposer au Musée
Jenisch. Nous vous avons parlé du cadre ; parlons maintenant de
l'uvre.
Oui, parlons de l'uvre. Hélas ! c'est plus vite dit que fait
car il faudrait une plume bien autrement autorisée que la nôtre
pour exprimer tout ce que cette uvre magistrale renferme d'art et
de beauté.
Le vieux cimetière d'Ollon ! Quel spectacle mélancolique
et grandiose ! C'est le passé avec tous ses deuils, toute sa tragique
expression. Qui dira combien de joies sont venues se briser là,
dans cet endroit tranquille que n'arrosent plus, sans doute, mais qu'arrosèrent
si longtemps les larmes de parents et d'orphelins, de mères et
d'épouses.
Qui le dira ? Personne, sinon les noirs cyprès qui, fusiformes
et graves, élèvent très haut dans les airs leurs
silhouettes, implacables comme le destin. Non, personne si l'on n'excepte
encore la mon-tagne qui, formidable, se dresse comme pour protéger
l'enclos en lequel s'effacent de plus en plus les funèbres sillons.
Quel calme et quelle paix ! Comme c'est bien le passé que n'agite
plus les passions humaines ; la mort I'a pris tout entier dans son linceul
et il dort Ià, du sommeil éternel et profond de I'oubli.
Et pourtant, la mort qui n'est conséquence de la vie peut être
individuelle ; elle n'est jamais collective. Le germe de la vie, source
intarissable, plus sûrement éternel que la mort, ne s'éteint
point, et c'est ce qu'a compris le grand artiste Rouge, doublé
ici d'un poète et d'un philosophe. Voyez-vous cette lumière,
plus délicieusement atténuée que si elle avait passé
à travers les vitraux fins d'une église ? En coulant le
long des cyprès ses sourires et ses caresses, elle les rend moins
lugubres ; en s'accrochant aux flancs de la montagne, y met ses reflets
joyeux et ce gardien farouche, bien autrement formidable que Lévathan,
s'adoucit à son tour et se prend à sourire.
Cette lumière si douce, est-ce donc autre chose que la source éternelle
de la vie ? Sous ses amoureuses étreintes tout se réveille
à la surface de Ia terre. Les noirs cyprès en frissonnent
et sentent monter en eux une nouvelle sève ; les herbes folles,
les buissons épineux s'accrochent, grimpent jusqu'aux creux des
rochers ; un gazon d'un vert très tendre, très humide, un
vert de renouveau pointe partout dans le sanctuaire de la mort, le passé
se trouve enveloppé de vie. C'est ainsi que les ruines peuvent
s'accumuler, les deuils se conti-nuer à l'infini, les heures et
les jours tomber dans le gouffre du temps, les générations
crouler dans les tombes qui s'ouvrent et bientôt se referment, rien
ne finit, rien ne s'éteint pour tout cela : le printemps succède
à l'hiver, le présent au passé, les générations
aux générations et la nature vivante se dressera toujours
en se renouvelant sans cesse par dessus le chaos de la mort. Ce chaos
lui-même deviendra, sous la lumière fécondante du
soleil, une source de vie puisque jamais mieux que sur le cimetière
ne croit I'herbe drue et ne fleurissent les roses.
Voila certainement ce qu'a voulu nous démontrer - et de quelle
splendide, de quelle éloquente manière - M. Frédéric
Rouge.
(une partie de l'article a été déchiré ! )
La
nouvelle uvre de Rouge est non seulement remarquable par la conception
mais par la technique qui en arrive à une perfection que nous n'avons
jusqu'ici que rarement observée. Tout est admirable d'harmonie.
Et que de vigueur ! Allez visiter, si vous ne l'avez pas fait encore,
ce morceau de maître, et vous serez frappé de ses qualités
de fraicheur, de coloris, d'exquise poésie et de grandeur souveraine.
Vous verrez comme les diverses parties sont non seulement vigoureusement
charpentées, mais comme en sont naturelles les transitions pour
ne pas dire les raccordements. Vous nous direz alors si dans un espace
forcément si restreint, il ne fallait pas un véritable maître,
un artiste réellement transcendant pour en arriver à une
pareille succession des plans et à une semblable observation de
valeurs très différentes.
Et rien qui sente le pignotement, pas de détails inutiles. Quant
au dessin - et nous demandons à ses contempteurs et encore à
ceux à qui il paraît indifférent de venir là
prendre la plus utile, la plus magistrale des leçons - il est poussé
jusqu'à la perfection qu'il atteint certainement dans le pornmier
en fleurs dont les branches, d'un raccourci extraordinaire.
Nous avons toujours été au nombre des admirateurs de M.
Frédéric Rouge ; nous le sommes aujourd'hui plus encore.
La contemplation de son " Vieux cimetière d'Ollon " nous
a procuré une suprême jouissance artistique et nous tenons
à lui en exprimer publiquement notre reconnaissance.
Léon
RANDIN
*)
Il est intéressant de noter ce titre pour ce beau tableau que Rouge
a plus tard nommé " Vie et Mystère " et pour lequel
nous avons trouvé une étude des personnages sous le nom
d' "Etude pour Chansons et Silence".
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Etudes
pour les personnages (jeunes filles) de Vie et Mystère :
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